Cimes et Racines – Bruno

Comment la Bretagne est venue jusqu’en Sologne/Berry ;

La Poussière et les Pierres

 

Série : ‘Les temps durs’ ; Épisode 1

Acte 1 : Jean-Marie le Breton, apprenti meunier

Le 17 octobre 1833 naît à Plourin, petite bourgade du Finistère non loin de Morlaix, Jean-Marie, fils d’Yves Hameury, 33 ans, cultivateur à Goarem Creis, un lieu-dit près de Brest. Sa mère, Marie Le Hir, est âgée de 21 ans.
Yves aurait préféré que son fils travaille la terre comme lui. Mais la terre, sa terre, ne pouvait pas nourrir autant de bras. Il le place donc chez un meunier. À Plourin, les moulins ne manquent pas : moulins à eau, à vent, moulins à papier ou à peau… On en compte plus d’une trentaine, sans parler des tanneries.

Jean-Marie, le Breton, sera apprenti meunier.

Durant la période 1840–1860 en Bretagne, l’apprentissage du métier de garçon-meunier s’inscrit dans une tradition artisanale et rurale bien ancrée, bien que dépourvue de cadre corporatif depuis la Révolution en 1791. Il n’y a pas de durée officielle, mais l’apprentissage dure généralement de 3 à 5 ans, débutant vers 12 ou 14 ans, l’âge où les enfants entrent dans la vie active.

Le garçon-meunier – parfois appelé mitron ou valet de moulin – commence par les corvées avant d’apprendre progressivement le métier : surveillance des meules, entretien du mécanisme, gestion de l’eau pour les moulins hydrauliques. Le travail, exigeant physiquement, demande aussi un bon sens mécanique et une solide expérience transmise de maître à apprenti.

Acte 2 : De la boulange au terrassement. Le pain ne suffit plus.

En 1861, Jean-Marie a 26 ans. Il est boulanger à Landivisiau, une grosse bourgade proche de Plourin.

Il n’est plus meunier, mais boulanger.

Passer de garçon-meunier à boulanger n’était pas la norme, mais ce n’était pas rare non plus. Les deux métiers sont proches : tous deux manipulent la farine. Connaître ses qualités pouvait même devenir un atout pour la boulange. Mais le contexte familial et économique influait : un fils de cultivateur sans accès à un moulin par héritage ou rachat pouvait difficilement s’y établir à son compte.

Le statut d’ouvrier meunier, mal payé, souvent logé sur place dans des conditions rudes, n’avait que peu d’attraits.

Jean-Marie aura donc appris la boulangerie vers ses 20 ans, chez un maître à Landivisiau. C’est là qu’il se marie avec Marie Floch, cuisinière au moulin du Can. Marie et son frère Yves avaient été placés auprès du meunier Michel Abgrall. Leur père, François Floch, lui-même meunier, avait abandonné son moulin de Kougaye à Guiclan, faute de travail, et était devenu ouvrier agricole au château de Coalmeur à Landivisiau. Il y mourra en 1854.

De 1861 à 1867, Jean-Marie et Marie tiennent une boulangerie à Landivisiau, puis à Guillermau, enfin à Landerneau. Sans succès. Les villes sont concurrentielles, les loyers élevés, les faillites fréquentes. Le développement du chemin de fer, lui, appelle des bras – beaucoup – et paye mieux, même si le travail est rude, saisonnier, sans garantie.

Jean-Marie passe le cap. Sans enthousiasme, par nécessité. Il devient terrassier sur les chantiers de la ligne Brest – Caen – Paris.

Il part avec femme et enfants : quatre garçons, le plus âgé n’a pas 6 ans, le plus jeune à peine 1 an.

Partir. Ce mot, en Bretagne, n’est ni rêve ni aventure : c’est une nécessité. Jean-Marie ne sera plus boulanger. Il devient terrassier, un ouvrier payé à la journée, à la tâche, sur les grands chantiers de la Compagnie de l’Ouest. Il creuse la terre qu’il ne possédera jamais.

Acte 3 : De Caen à Paris, les enfants naissent sur les rails

Sur la ligne Caen–Paris, Jean-Marie et Marie s’installent au gré des chantiers. En novembre 1869, à Saultchevreuil-du-Tronchet (aujourd’hui Villedieu-les-Poêles), naît leur sixième enfant : Aline.

Villedieu-les-Poêles, 1869. La terre est plus dure ici. Jean-Marie a troqué le pétrin pour la pioche. On vit à l’étroit, dans une maison louée au mois. L’odeur de poussière colle aux vêtements, les mains sont crevassées. L’acte de naissance mentionne pour la première fois : Jean-Marie, terrassier. Il ne sera plus jamais boulanger.

Puis vient la naissance de Léon en 1872, à Mutrécy dans le Calvados. Jean-Marie y loue une maison auprès du père Dumont. La ligne Caen–Flers est en chantier.

Mutrécy, 1872. Les rails avancent. Jean fait partie de ces centaines d’ouvriers vivant dans des baraquements de fortune. Son fils aîné, Hippolyte, a 11 ans. Il pelle la glaise, charie de l’eau, apprend le métier en silence. Les enfants travaillent dès qu’ils tiennent debout.

Enfin, en 1876, Louis naît à Buc, en région parisienne. Jean-Marie déclare sa naissance avec deux témoins : l’un est maître-carrier, l’autre employé au Chemin de fer de l’Ouest. Le fort du Haut-Buc et les voies ferrées aux abords de Versailles sont en travaux.

Si l’on suit les lieux de naissance, on retrouve une logique géographique : de la Manche au Calvados, jusqu’aux Yvelines. Un axe ferroviaire en construction, que la famille suit de chantier en chantier.

Acte 4 : Saint-Denis, canal de l’Ourcq

Les enfants grandissent, du moins ceux qui survivent. Les fils deviennent manœuvres, cantonniers, terrassiers. Le métier passe de père en fils, comme une dette silencieuse.

Jean-Marie cherche du travail sur les chantiers du canal Saint-Denis, du canal de l’Ourcq, ou encore autour du fort militaire de Saint-Denis.

Ils s’installent temporairement au 7 rue du Fort-de-l’Est, à Saint-Denis, dans un immeuble ouvrier où l’on sent la suie, la sueur, le linge humide. C’est là que Marie meurt, seule. Déclarée par des voisins. Jean-Marie et les garçons étaient repartis chercher du travail ailleurs, peut-être du côté de Versailles.

Acte 5 : Aline et Léon

Saint-Denis, 1885. Aline a 15 ans. Elle est restée au foyer, seule, pour aider sa mère malade, puis ses jeunes frères. Sa mère morte, le père absent, elle doit se marier.

Sur les chantiers du canal, elle retrouve Léon, un jeune terrassier de Vierzon, qu’elle avait croisé autrefois à Saint-Denis, avenue de Paris. Il traînait dans les estaminets de la place d’Armes.

Peut-être a-t-elle espéré un autre destin. Mais la pioche revient toujours. Alors, puisqu’il l’a demandée en mariage à son père, ce sera oui. Elle épousera Léon, le terrassier de Vierzon.

Épilogue : Aline s’en retourne à Vierzon…

Juin 1891, Aline attend son troisième enfant  ; Aline et Léon habitent maintenant ; avenue Laumière à Gennevilliers ; ils ont avec eux,  deux petites filles, Pauline, 7 ans, et Alphonsine, 2 ans ; Quand Léon décède en ce mois de juin 1891 au domicile conjugal, il a 35 ans ; Aline, 23 ; Jean-Marie, père d’Aline, est mort en 1891 à Versailles ; quant à ses frères, ils sont partis dans l’ouest parisien ; elle se retrouve donc seule à Gennevilliers, sans attache, attendant son troisième enfant ; elle décide alors de rejoindre sa belle-famille à Vierzon ; elle accouchera de son enfant, en septembre 1893 à Vierzon ; c’est une petite fille qu’elle appellera Léontine … comme son homme ; Léontine, notre ancêtre, la mère de Gisèle ;  Aline mourra en décembre de cette même année, 1893 ; à Vierzon …

La Bretagne est loin.

En souvenir … 

« On a quitté la terre pour les cailloux,
On a laissé le pain pour la poussière,
Et maintenant, c’est nous qu’ils recouvrent. »

— Fragment d’un carnet retrouvé sans nom, plié au fond d’un livret ouvrier.

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